Chronique musicale

Opéra-Comique : Première représentation de Don César de Bazan, poème de MM. Dumanoir, d’Ennery et Chantepie, musique de M. Jules Massenet

par Bénédict

dans Le Figaro du 3 décembre 1872

C’était une bonne fortune pour un compositeur que d’avoir à mettre en musique le Don César de Bazan de MM. Dumanoir et d’Ennery. La transformation de ce drame de cape et d’épée en livret d’opéra ne devait coûter aux auteurs aucun travail de remaniement ; il devait se borner, sur les indications du musicien, à substituer, çà et là, à la prose du dialogue des lignes symétriques et rimées destinées aux chanteurs et aux chœurs. Une manœuvre intelligente pouvait suffire à cette besogne. Don César de Bazan abonde en situations dramatiques dont les aspects se modifient à mesure que l’action avance et que la passion et l’intérêt des personnages l’arrêtent en chemin ou la précipitent vers le dénouement. Les contrastes s’accusent, les caractères se dessinent, la comédie fait obstacle au drame, ce que combinent et nouent dans l’ombre l’astuce et l’hypocrisie de Don José, l’insouciance et la gaieté de Don César le déjouent ou le tranchent. La lutte est ténébreuse d’un côté, à ciel ouvert de l’autre. La partie est vivement engagée, et bien que le ministre de Charles II joue avec des dés pipés, le hasard, qui est l’allié naturel des aventuriers, doit favoriser le beau joueur et faire tourner la chance en faveur de l’époux de la Maritana.

Si le théâtre n’était le pays du merveilleux, on pourrait être surpris de voir un drôle en guenilles et une chanteuse des rues, franchir d’une seule enjambée tous les degrés de la plus haute fortune ; la veille dans la boue, le lendemain près du trône, le chenapan ami et conseiller du prince, la Zingara comtesse est dans la faveur de la reine : mais attendu que ces hauts et ces bas de deux personnages sympathiques aux spectateurs constituent l’intérêt puissant du drame, un auteur, assuré de l’effet qu’il veut produire, a toujours raison de l’obtenir aux dépens des prosaïques vraisemblances de la vie réelle et du cours ordinaire des choses et des événements.

Mais si le drame très intéressant et très bien fait de MM. d’Ennery et Dumanoir entre, comme terre conquise, dans le domaine de la musique, le sujet en donnant beaucoup au musicien en exige beaucoup en retour. Le mariage de la gaieté et du pathétique nécessite de grandes ressources et une variété de style, chose toujours rare ! dans le génie ou le talent d’un maître. Si ce talent ou ce génie ne possède point à la fois les grâces légères de la main et l’art de traduire les idées avec largeur et puissance ; si ce musicien ne joint pas au don de trouver des mélodies saillantes la science qui combine et fait mouvoir les masses du chœur et de l’orchestre, il courra le risque de n’accomplir que la moitié de sa tâche : s’il brille dans les détails et dans la grâce, il s’évanouira dans l’ensemble ; il écrira avec gaieté ou légèreté, les morceaux épisodiques de la partition et manquera peut-être d’haleine pour rendre les situations pathétiques et fortes.

Un sujet comme Don César de Bazan est une lourde machine musicale à soulever : l’effort veut un compositeur non seulement doué d’un grand talent, mais en outre en possession d’une rare expérience. Avec les brutalités de son génie et le relief énergique de sa manière, Verdi est le maître que j’eusse désigné pour cette tâche. Un musicien purement élégiaque y eût succombé.

En choisissant un livret de cette force pour aborder le théâtre, sans s’y être préparé par un noviciat et des tentatives de moindre importance, M. Jules Massenet me semble n’avoir pas absolument manqué de témérité. Dieu me préserve de vouloir juger, après une première audition seulement les quatre actes bourrés de notes de la partition de Don César de Bazan ! Le préjudice que je pourrais involontairement causer au compositeur n’aurait point l’excuse d’une critique suffisamment éclairée de son ouvrage. Ce qui relève de cette critique sans injustice et sans trop de hâte, ce sont les tendances du talent de M. Jules Massenet, le point de vue où il s’est placé pour écrire son œuvre, la forme de l’art qui a ses intolérantes préférences et qu’il veut, apôtre convaincu, faire triompher quand même : dût-il rompre avec toutes les traditions, en finir avec toutes les vieilles admirations, demander à la musique tout autre chose que ce qu’elle peut donner, imposer la tyrannie d’un parti pris d’école aux habitudes comme à l’admiration du public, – c’est une considération secondaire ; et en écoutant le César de Bazan de M. Massenet, je me suis dit que le jeune compositeur n’était pas homme à s’en préoccuper beaucoup ni même un peu.

M. Jules Massenet, comme quelques autres jeunes musiciens de grande valeur, on ne peut dire encore de grand avenir, MM. Paladilhe, Bizet, Saint-Säens, – je cite l’élite – s’est laissé prendre aux théories d’un puissant novateur qui, mêlant d’inexcusables folies à de belles conceptions, s’est créé de féroces admirateurs ; et, comme tous les admirateurs et les copistes à la suite, ceux-ci imitent les inexcusables folies, étant incapables des belles conceptions. Ce qui n’a pas manqué de séduire les disciples du musicien révolutionnaire, c’est le mépris affecté de celui-ci pour la mélodie, le motif, disent dédaigneusement les sectaires du maître. Or, comme la mélodie coule de source chez Mozart ; exécute le saut du Niagara chez Beethoven, court à travers des paysages accidentés, tantôt apparente, tantôt pittoresquement émaillée chez Weber ; mettant tous ses diamants en plein soleil chez Rossini, il en faut conclure que ces grands mélodistes, divers de tempérament comme de nation, n’existent pas et n’ont jamais existé !! L’intolérance wagnériste des jeunes adeptes de la « musique de l’avenir » est exclusive au point de suspecter jusqu’à l’orthodoxie du musicien de Faust et de le traiter comme un classique, c’est-à-dire comme un transfuge !

Ces réflexions m’ont été inspirées en écoutant avec toute l’attention dont je suis capable le Don César de M. Jules Massenet ; sans vouloir juger encore une partition dont les bruits divers ont rempli mes oreilles et n’ont point laissé dans ma mémoire une perception suffisamment distincte de la pensée du musicien, je puis, sinon contester le talent de l’artiste, du moins le mauvais emploi qu’il en a fait, et dénouer le système absurde auquel il subordonnera son inspiration. M. Massenet est dans une mauvaise voie ; la preuve que je dis vrai, c’est qu’il va de lui-même me la fournir, cette preuve.

D’une partition en quatre actes, très chargée de musique, quel est le morceau qui a réuni tous les suffrages ? C’est un court entracte symphonique, plein de contrastes heureux, dont la mélodie principale, d’un tour assez vulgaire, est rehaussé par un travail piquant d’instrumentation. C’est la page-maîtresse de la partition, et cette page très courte est un hors-d’œuvre. Que penseriez-vous d’un écrivain qui, ayant un livre à écrire, réussirait seulement dans une note jetée au bas d’une page ?

Que citerai-je après cet entracte ? Un duo basse chanté par MM. Bouhy et Neveu, des couplets murmurés à demi-voix par madame Galli-Marié auprès de Don César endormi, et peut-être encore un andante de M. Lhérie dans un duo d’amour du roi d’Espagne avec la Maritana.

Je me propose d’entendre de nouveau l’opéra de M. Massenet. Si je me suis trompé, tant mieux pour le musicien ! Je m’en confesserai en toute sincérité et en toute humilité. Je donne donc aujourd’hui mes impressions, en réservant mon jugement.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Lucia Pasini (3 décembre 1872). Chronique musicale. Les fours noirs. Consulté le 18 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/uq8g


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