Le Théâtre. Revue dramatique & musicale

Opéra-Comique : Don César de Bazan, 3 actes, par MM. d’Ennery, Dumanoir et Chantepie, musique de J. Massenet

par Leguevel de Lacombe

dans L’Ordre de Paris du 3 décembre 1872

L’Opéra-Comique a donné samedi soir la première représentation de son Don César de Bazan, dont les anciens auteurs, MM. d’Ennery et Dumanoir, renforcés de M. Chantepie, ont confié la musique à un jeune compositeur, M. Jules Massenet. On a hésité longtemps, – et je comprend facilement, – à faire chanter un rôle qu’a joué Frédérick Lemaître, le grand artiste dont ce rôle de Don César fut pour ainsi dire l’incarnation. Grand seigneur, battant dru, aimant ferme et buvant sec, tel je le vis alors de près sur les planches de cette Porte-St-Martin, dont il bourrait la salle de milliers de têtes suspendues à ses lèvres et dont les yeux suivaient d’un regard avide et connaisseur sa cape en dents de scie, ses bas en spirale et cette longue épée à lourd pommeau qui battait ses talons trébuchants.

Quel fier gueux, et quelle jolie Maritana l’adorait en ce temps-là ! Il me semble que je la vois encore, cette ravissante Clarisse Miroy, alors au faîte de sa beauté ; – vrai Dieu ! quand elle entrait en scène et venait chanter sa chanson de Bohême, et qu’elle faisait la quête en jouant de la prunelle, l’assemblée était jalouse des figurants espagnols, que cette intimité grandissait encore.

Un roi de Castille
Un jour chevauchait.
Une jeune fille
Dans le pré fauchait.
Sa voix douce e tendre
Charmait la moisson,
Et faisait entendre
Joyeuse chanson.

Ainsi chantait-elle de sa voix un peu aiguë, et sur un air charmant de Pilati, si je ne me trompe. – Et quand je pense que quelque vingt ans plus tard, elle en était réduite à jouer des monstres de féerie ! – Depuis, elle est morte, merci Dieu, pour elle ; mais lui, le vieux lion, il n’est pas mort, et que j’aurais eu de plaisir à le voir écouter, les mains sur les genoux, la tête renversée, l’œil demi-clos, cette résurrection revue et augmentée de l’un de ses plus éclatants triomphes. – C’est qu’il était vraiment beau dans ce rôle qui était tout lui-même, et il fallait l’entendre entonner au souper de ses funérailles sa chanson à boire :

Au risque d'être pendu,
Vive le fruit défendu !

De quel œil émerillonné, de quel geste vainqueur il détaillait à mi-voix le couplet :

Il ne suffit pas sur terre,
Mes amis, pour nous charmer,
De gratis emplir son verre,
Gratis de se faire aimer.
Ce qu'il faut à ma gloire,
C'est la femme du voisin ;
Et quand j'y joins son vin,
Je double ma victoire !

Parbleu ! je vais peut-être dire une énormité, mais que le Conservatoire me le pardonne, je n’ai pas entendu dans toute la partition de M. Jules Massenet un air qui m’ait fait autant de plaisir que celui de ce couplet-là !

Il y a pourtant de jolies choses dans cette partition un peu grise de ton, l’ouverture d’abord, et surtout l’entracte du 3e acte, qu’une phrase à rythme oriental parcourt d’un bout à l’autre, en rappelant le procédé employé par Félicien David dans la Danse des almées du Désert. L’air d’entrée de Don César, au premier acte, est brave et d’une facture aisée ; mais la perle musicale de l’ouvrage est l’air du sommeil que chante Mme Galli-Marié, en Lazarille dans la prison du 3e acte :

Dors et que les songes
T'apportent de riants mensonges.

Il y a peu de personnages dans cet opéra-comique. Le roi d’Espagne c’est Lhérie, dont la voix est souple et la méthode bonne ; Don José de Santarem, c’est Neveu ; Lazarille a fourni à Mme Galli-Marié un travesti et un succès de plus ; Mlle Priola est agréable en Maritana et en comtesse de Bazan ; enfin, Don César c’est Bouhy ; et Bouhy, si on ferme les yeux, c’est Faure ; par exemple, si on se bouche les oreilles, c’est un moulin à vent.

Et puis après ? Après, c’est tout. – L’admirable et excellente chambrée des premières de l’Opéra-Comique a fait au nouvel ouvrage de M. Jules Massenet un accueil très sympathique. – L’air du sommeil a été bissé, ainsi que l’entracte du troisième acte. – Cependant il ne faudrait pas se fier à une audition aussi bienveillante. M. Massenet est un jeune, et comme tel, il faut lui dire, assez bas cependant pour que lui seul l’entende, que sa partition ne sauvera pas Don César de Bazan d’une moyenne de trente représentations, dont une peut-être sera donnée le jour de la Saint Charlemagne. Il faut savoir à propos encourager l’articulture.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Lucia Pasini (3 décembre 1872). Le Théâtre. Revue dramatique & musicale. Les fours noirs. Consulté le 19 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/uq8h


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