Revue musicale

par Oscar Comettant

dans Le Siècle du 12 mai 1873

Nos lecteurs, – tout au moins nos lectrices, – connaissent de réputation l’aimable forgeron de Gretna Green, qui, simplement d’un coup de marteau sur son enclume, sans autre formalité que l’assistance de deux témoins plus ou moins patentés, unissait par les liens indissolubles de l’hyménée les couples d’amoureux impatients de goûter les félicités du treizième ciel. Bon homme que ce forgeron qui fit des heureux et ne voulut point l’être, car dit une légende, le premier des forgerons marieurs de Gretna Green resta garçon. C’est comme les pâtissiers qui détestent la pâtisserie et ne font des brioches que pour les autres. Un jour il arriva qu’un philosophe français, se promenant en Écosse, eut avec ce Vulcain de l’amour la courte causerie que voici :

– Pour se marier chez vous, un coup de marteau suffit, n’est-ce pas, forgeron ?
– Pardon, il en faut deux : un premier sur le crâne du futur mari donné par un forgeron invisible et malicieux, et un second coup pour ratifier le premier, appliqué sur mon enclume.

Mais que ne disent pas les légendes et particulièrement celle de Gretna Green ?

Si je consulte le dictionnaire de Bescherelle, je lis :

Gretna Green, paroisse du comté de Dumfries, en Ecosse, où deux amants, assistés de trois témoins, peuvent, sans autre consentement que le leur, être unis en légitime mariage par un laïque.

Dictionnaire Bescherelle

Il n’est pas dit dans ce court article, que le laïque doive être forgeron. Pourquoi donc parle-t-on toujours du forgeron de Gretna Green, et pourquoi MM. Nuitter et Mérante se sont-ils conformé, scrupuleusement à la tradition dans leur nouveau ballet, donné cette semaine à l’Opéra ? C’est que, suivant la chronique écossaise, le premier des marieurs du facile comté de Dumfries cumulait les fonctions de juge de paix et de forgeron. Puis, la clientèle des couples à marier devenant chaque jour plus nombreuse, le magistrat-ouvrier par la fille de Jupiter et le dieu Cupidon, maria par profession et ne forgea plus qu’à ses moments perdus. Chaque coup de marteau pour le bon motif, c’est-à-dire en l’honneur de l’hyménée, lui valait de quinze à vingt guinées, et il fallait plus de cent coups de ce même marteau conjugal pour donner au fer d’un cheval vendu un schelling, sa forme et son poli. Il n’y avait pas à hésiter, et il devint de bon ton dans le grand monde, même chez les princes, d’aller devant le forgeron de Gretna Green demander une discrète consécration d’un bonheur jaloux et impatient. Ce furent les mariages de l’enclume gauche écossais, pour faire pendant aux mariages princiers de la main gauche en France.

Je ne sais pas si le forgeron du comté de Dumfries a fait école en Écosse ailleurs que dans le village de Springfield ; ce que je sais, c’est qu’on se marie un peu partout aux États-Unis d’après les mêmes principes et le même sans-façon. Le couple se présente à l’église s’il est catholique, au temple s’il est protestant, à la synagogue s’il est juif, ou tout simplement devant une autorité civile ; un juge de paix suffit (j’allais dire un forgeron) avec deux témoins pour constater l’identité des conjoints : en cinq minutes, la cérémonie est faite sans publications de bans, sans le consentement des parents. On veut là-bas, en rendant le mariage aussi facile que possible, empêcher les unions illicites, sans y parvenir toujours. Autrefois, en Pennsylvanie – puisque je parle de l’Amérique – il existait une coutume des plus bizarres pour assurer l’union des conjoints. Lorsque deux amants se voyaient contrarier dans leur désir de se marier, ils montaient tous deux à cheval, la femme tenant les brides et l’homme en croupe. Dans cette position, ils se rendaient devant un magistrat ; la fille prenait la parole et déclarait publiquement qu’elle avait enlevé son amant et qu’elle demandait à régulariser sa position. Devant un aveu semblable, toutes les difficultés disparaissaient et le mariage avait lieu.

Si j’ai préludé un peu trop longuement peut-être avant d’arriver au thème principal de cet article, c’est-à-dire au compte-rendu du ballet de MM. Nuitter, Mérante, et Guiraud pour la musique, c’est que, hélas, je n’ai que de chose, et surtout peu de bonnes choses à vous dire sur cette œuvre terne comme scénario, hésitante au point de vue musical, d’une mise en scène assez pâle, et qui ne se sauve que par le talent correct et tout charmant de Mlle Beaugrand.

Nous sommes chez le matrimonial forgeron, dans le pays où l’hospitalité se donne et ne se vend jamais. Ce maréchal-ferrant, avant de marier les autres, s’est marié lui-même, et il a une fille leste et mutine, qui s’est prise d’amour pour le plus gracieux des Écossais passés, présents et futurs (Mlle Fiocre, ravissante sous le plaid).

– Papa, mon cœur a battu, il bat encore.
– Diable ! diable ! Et pour qui ?
– Pour ce joli garçon qui est là discrètement à l’écart et ne perd pas un de mes gestes.
– Et après ?
– Nous voudrions nous marier, papa !
– Vous marier ? La plaisante idée. Est-il riche au moins ce discret et joli garçon ?
– Non, papa ; mais il m’aime tant !
– A-t-il seulement les vingt guinées que les amoureux ont coutume de me compter pour le coup de marteau qui assure leur bonheur ?
– Non, papa ; mais…
– Assez, je ne marie personne à crédit.

Pleurs, grincements de dents et piétinements de la jeune personne, qui profite de l’occasion pour danser avec une rage gracieuse et fort applaudie. Rien n’est désespéré cependant. Le jeune Écossais prend le costume d’un officier, sa bonne amie s’habille en grande dame, et, sous ce déguisement, ils se rendent à la chapelle, je veux dire dans la forge du marieur patenté.

– Vite ! exprime par ses gestes la fausse grande dame, mariez-nous ; nous n’avons pas le temps d’attendre plus longtemps.
– Boum ! voilà, semble faire le forgeron, qui ne reconnaît pas sa fille ; je suis à vous, il faut battre le fer quand il est chaud.

Le coup de marteau sacré se fait entendre, et le tour est joué.

Cette donnée n’a rien de poétique, on le voit, et le costume écossais semble terne et lourd pour un ballet, dont le principal mérite doit être de parler à l’imagination et de charmer le regard. Après les suites d’orchestre si remarquables et si remarquées de M. Guiraud, on s’attendait à une musique de ballet franchement mélodique, nettement dessinée, bien en scène et surtout brillamment instrumentée. La mélodie ne fait pas défaut assurément dans la partition de Gretna Green, mais elle est trop souvent comme empêchée dans son parcours par une orchestration précieuse dans le détail et qui bifurque à l’oreille. Sans doute il faut éviter la banalité, le poncif ; mais, dans certains accouplements d’instruments mal calculés pour la grande salle de l’Opéra, M. Guiraud a passé par-dessus l’originalité qu’il visait, pour tomber dans le bizarre. Hâtons-nous, pour n’être pas injuste, d’écarter de cette critique le morceau en mouvement de valse ou plutôt de redowa qui accompagne la scène du colin-maillard. Ici tout est bien conçu et tout ressort admirablement : la mélodie est charmante, bien rythmée, sans vulgarité, très scénique, naturellement développée et instrumentée de main de maître. Voilà le vrai caractère de la musique de ballet, une espèce de musique beaucoup plus difficile à écrire qu’on ne le pense généralement.

Je ne sais pas si le petit ballet ou, pour parler plus exactement, le divertissement qui nous occupe est destiné à figurer longtemps sur l’affiche de l’Opéra ; mais, quelle que soit sa destinée, il marquera dans la carrière artistique de Mlle Beaugrand. C’est une création qui fait le plus grand honneur à cette danseuse de bonne école, laquelle ne sacrifie jamais la grâce à la difficulté vaincue, bien qu’elle fasse preuve de beaucoup de virtuosité dans ce rôle médiocrement intéressant et peu poétique. Mlle Fiocre est une danseuse qui ne danse pas ; mais elle est si bien faite, elle a tant que vigueur dans le jarret, de souplesse dans la taille, et la physionomie de son visage est si mutine, si expressive, qu’on ne regrette rien à la voyant.

Je ne vois plus de danseurs à l’Opéra, je ne vois que des porte-danseuses. Vestris aujourd’hui est un fort de la halle, dont tout le talent consiste à porter en courant et à bras tendu une femme d’un bout de la scène à l’autre. Le dieu de la danse à notre Académie nationale de musique, c’est Hercule, et le biceps tient lieu d’entrechats. Si c’est un progrès, il ne m’apparaît pas très clairement.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Lucia Pasini (12 mai 1873). Revue musicale. Les fours noirs. Consulté le 8 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/uq9g


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