Opéra : Gretna Green, ballet en un acte, livret et danses par MM. Charles Nuitter et Louis Mérante, musique de M. Ernest Guiraud. – Mlle Beaugrand
par Benoît Jouvin
dans La Presse du 12 mai 1873
Gretna Green, le nouveau ballet joué à l’Opéra cette semaine, devait y escorter le Franc archer de Weber, et égayer du rythme joyeux de ses gigues écossaises les fanfares et le galop de la « chasse infernale ». Une indisposition de Mlle Fidès Devriès a coupé par le milieu ce programme et en a déchiré la grande page. Les gardes-chasse de la Forêt Noire ne s’étant pas trouvés au rendez-vous, le garde-chasse Williams, l’amoureux de miss Pretty, la fille du forgeron, a paru seul, la carabine sur l’épaule, exprimant par des ronds de jambe une pensée conquérante, à savoir que son fusil visait aussi juste que son cœur. Le matin même, il a tué – un chevreuil ? – Comme vous y allez ! – une alouette… Il n’y a pas là de quoi faire un dîner ; mais le prétexte est suffisant pour soupirer une idylle. Il rencontre celle-ci dans le Livret de M. Charles Nuitter. Williams, qui tire de sa gibecière l’alouette pour l’offrir galamment à sa fiancée, demande à celle-ci « d’où vient sa tristesse. Je songe, dit-elle, à ce petit oiseau qui, naguère encore, était plein de vie et de gaieté (absolument comme feu M. de La Palisse !) ». Mais oyez ceci, du pur Virgile ! « Ce matin il s’est réveillé dans le sillon ; il essayait ses ailes, il voltigeait de tous côtés sans se méfier du danger. Tout à coup il entend le chasseur qui approche, il veut fuir, un coup de feu retentit, l’oiseau est blessé, il se débat, il expire ! Voilà à quoi je pensais… » Voilà ce qui s’appelle dessiner deux caractères, rien qu’en faisant mouvoir sur les pointes les quatre petits pieds de Mlle Beaugrand et de Mlle Eugénie Fiocre ! Voulant consoler sa maîtresse, Williams « va chercher dans sa carnassière de belles plumes (y compris, j’imagine, la plume de M. Charles Nuitter)… qu’il présente à la jeune fille comme parure ». Une réflexion toutefois ! Où le beau garçon, qui n’a tué qu’une alouette, a-t-il pris toutes ces « belles plumes-là » ? En faut-il conclure que Williams est un chasseur rempli d’humanité et que, pouvant tuer le gibier, il se contente de le voler ?
Quoi qu’il en soit, on comprend que le père Toby (c’est le forgeron qui fait des mariages à Gretna-Green) refuse de donner sa fille à ce chasseur platonique. Mariera-t-il les deux amants, ne les mariera-t-il point ? Là est l’élément dramatique du ballet. Il les mariera, gardez-vous d’en douter ; seulement, ce sera grâce à une malice des auteurs. Parmi les couples réfractaires à la loi anglaise, qui viennent demander au forgeron de bénir leurs amours clandestines, nous avons vu descendre d’un carrosse richement attelé un militaire et une jeune femme, sir Edwards et miss Angelica. Malgré les apparences, ils ne s’épouseront point ; mais ils prêteront leurs habits de noces au garde-chasse et à sa maîtresse ; abusé par ce déguisement ingénieux, le père Toby, dont la clairvoyance d’ailleurs est restée au fond d’un pot de bière, frappera sur l’enclume conjugale le coup de marteau qui doit unir Williams et Pretty.
Si, d’une part, le forgeron n’est pas content, le public, de l’autre, ne m’a pas semblé fort enchanté. La partition écrite par M. Ernest Guiraud sur ce scénario chorégraphique abonde en détails piquants ; mais les idées du jeune compositeur gazouillent le plus souvent dans l’orchestre, oubliant de monter sur la scène et de se répandre dans la salle. La musique de ballet a des exigences de mélodie et de rythme que M. Guiraud ne paraît pas avoir comprises, ou qu’il a préféré dédaigner. Prisant son talent tout ce qu’il vaut en effet, il s’est cru au-dessus de sa tâche, ce qui fait qu’il est resté au-dessous des conditions du genre. Tout subalterne qu’il paraisse, celui-ci a ses difficultés et même sa poétique ; et l’on y excelle à la condition seulement d’y allier dans une certaine mesure l’art au métier. Les maîtres n’ont pas cru déroger en écrivant de la musique de ballet. Ils ont conservé leur supériorité en la faisant excellente. Il suffira de citer les divertissements de Moïse, des Huguenots et du Prophète. Pour les connaisseurs, c’est dans la musique du second acte de Giselle que s’élève fort au-dessus de ses succès populaires le plus aimable, le plus spirituel des compositeurs français, Adolphe Adam. Ces réflexions ne m’empêchent point de reconnaître et d’apprécier le talent fort distingué de M. Ernest Guiraud. Si, à l’exemple du chasseur Williams, il n’a rapporté dans sa carnassière qu’une alouette, – la jolie valse en mi bémol du colin-maillard – plus heureux en cela que l’amoureux de Pretty, l’oiseau qu’il a pris est vivant. L’étoile du ballet nouveau, Mlle Beaugrand, a des pointes merveilleuses. Ah ! si le talent de la jeune ballerine n’était pas fait de pointes ; si la grâce s’y alliait à la vigueur, l’Opéra n’aurait plus à chercheur ailleurs un premier sujet de la danse pour couronner son personnel féminin !
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Lucia Pasini (12 mai 1873). Théâtres. Les fours noirs. Consulté le 19 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/uq9h