Opéra : Gretna Green, ballet en un acte de MM. Nuitter et Mérante, musique de M. Guiraud
par Paul Foucher
dans L’Opinion nationale du 12 mai 1873
Il faut prendre le nouveau ballet de l’Opéra pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour un divertissement destiné à compléter un spectacle, et ce n’était pas une mauvaise idée, à ce point de vue, de choisir ce personnage semi-fantastique et semi-humoristique du forgeron de Gretna Green, qui, dans ses mariages à l’enclume, donne à prix modérés de la légitimité aux amours contrariés. Il est rai qu’il leur en donne pour leur argent. Dans ces mariages forgés d’un métal d’alliage, il y a toujours une paille. Toby lève, moyennant rétribution, tous les obstacles qui entravent les penchants amoureux des étrangers ; mais par une bizarrerie assez propre au cœur humain, il n’entend pas que sa fille, qui sera riche, grâce aux tendres impatiences de tant de couples secourus par le père, aime un garçon qui n’a rien.
Heureusement pour ces deux cœurs moins intéressés, un couple composé d’un bel officier et d’une jeune lady se brouille devant l’enclume même de l’hyménée. La jeune fille refuse ce que les précédents exigent, de demander la première la main de son époux d’aventure, et trouve décidément qu’il faut mettre le signet à son roman, si on ne peut le continuer que grâce aux mains noircies du forgeron. Les fugitifs, poursuivis par un père irrité, prennent les vêtements de la fille de Toby et de son amant, et ce sont ceux-ci qui, sous l’uniforme de l’officier et sous la robe longue de la lady, sont mariés par le forgeron lui-même, qui a abusé un peu trop des libations d’un précédent hyménée de sa façon.
C’est bien peu de chose, on le voit, mais enfin cela a passé, grâce à quelques détails gais, à quelques pas bien dessinés par M. L. Mérante. Il y a une assez jolie scène de colin-maillard où Toby, un peu aviné, court après les jeunes filles, et finit, grâce à ce bandeau de l’amour, par embrasser une vieille. Bref, pour résumer la soirée, l’Écosse a été sur la scène et l’hospitalité dans la salle.
M. Berthier a joué avec une rondeur amusante le forgeron indulgent aux faiblesses de la première jeunesse et aux écarts de la seconde. C’est Mlle Eugénie Fiocre qui est l’amoureux. Elle fait ou ferait bien de renoncer aux rôles qui exigent une vraie danseuse et une trop grande responsabilité de mime. Dans certains personnages qui ne demandent que les qualités plastiques dont elle possède la perfection, elle tient agréablement sa place. Il est impossible de mieux porter l’uniforme galonné et la culotte collante d’une rare indiscrétion. Il est évident que si l’armée anglaise, au dernier siècle, avait eu de pareils officiers, elle eût été invincible. La légende chevaleresque de Fontenoy était supprimée – ou bien modifiée.
J’ai déjà dit qu’on a beaucoup et justement applaudi Mlle Beaugrand. Elle n’a sans doute ni le génie de Marie Taglioni qui, la première, a arrondi la danse, avant elle, la grâce à l’équerre, – ni la langueur charmeresse de la Cerrito, ni la précision effrayante de la Mourawieff, ni l’art consommé de la Ferraris ou l’intelligence musculaire et les pointes passionnées de la Rosati. Mais un peu grêle, un peu sèche de formes, elle a une volonté toute puissante, une vivacité et une légèreté incomparablement personnelles. On dirait qu’elle a passé un pacte avec l’espace et qu’elle a juré de ne pas quitter l’air, où elle évolue avec tant de brio, et peu s’en faut, qu’elle ne se tienne parole. Sans pouvoir affirmer que cette vive Française réunisse dès à présent tout ce qu’il faut pour une étoile de première grandeur, applaudissons-la énergiquement : car elle est très supérieure à toutes les danseuses exotiques qui ont fait leur apparition sur la scène de l’Opéra depuis quelques années et, en attendant le mieux, s’il se présente, gardons et saluons-la bien.
J’allais oublier de parler de la musique de M. Guiraud ; l’effet n’en est nullement désagréable, mais si on l’écoute avec plaisir, c’est sans s’en préoccuper et sans que rien s’en détache de l’effet général. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? La partition de M. Guiraud me paraît avoir cette qualité, incontestable pour les filles à marier et plus discutable pour une œuvre de ce genre : de ne point devoir faire beaucoup parler d’elle.
En définitive, réussite. Mais il faut que M. Halanzier se dise bien que le succès de Gretna Green n’est qu’un crédit que lui ouvre le public, et qu’on attend de lui autre chose qu’un décor gracieux, mais unique, et quelques costumes de villageois écossais, où se mêle l’étincellement médiocre des boucliers et des claymores des montagnards. Le directeur le comprend sans doute, et l’homme qui a dépensé cent mille francs pour la Coupe du roi de Thulé, dont il ne pouvait pas dissimuler l’insuccès probable, ne laissera pas périr un genre qui est une des gloires et un des éléments de fortune de l’Opéra.
Cet idéal, qui tient à l’alliance de la mimique et de la musique, a besoin qu’un luxe énorme lui ouvre le pays des merveilles et le domaine de la fantaisie. M. Halanzier nous doit donc un grand ballet dignement monté. Il sait mieux que qui que ce soit, dans le budget des dépenses de notre première scène, il y a une part pour l’honneur, et qu’il n’aura rempli les devoirs que lui crée la situation haute à laquelle il a été appelé que si, après avoir fait ses grandes préoccupations de l’art auquel nous devons Gluck, Rossini, Meyerbeer, Halévy, Gounod, il garde en même temps ses soins pour ces aimables compositions d’un genre où, tour à tour, Noverre, Vigano, Gardel, Coralli, Mazillier, ont laissé leur empreinte gracieusement magistrale.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Lucia Pasini (12 mai 1873). Théâtres. Les fours noirs. Consulté le 8 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/uq9k