Revue musicale

Théâtre de l’Opéra : Gretna Green, ballet en un acte de MM. Nuitter et Mérante, musique de M. Guiraud. – Mlles Beaugrand, Fiocre, Bourgoing, Sanlaville, Pallier, Parent, Fatou, Vitcoq, Montaubry, Piron, Ivernizzi et Stoïkoff. – MM. Berthier et Pluque

par Victorin Joncières

dans La Liberté du 12 mai 1873

Gretna Green, le nouveau ballet que vient de donner l’Opéra, était destiné à accompagner la Coupe du roi de Thulé. M. Halanzier avait eu l’excellente idée de faire les honneurs de l’affiche, le même soir, à deux jeunes compositeurs français ; ce qui ne se voit certes pas tous les jours. Malheureusement pour M. Guiraud, et heureusement pour M. Diaz, la Coupe du roi de Thulé, avec Faure, fit le maximum des recettes, et dès lors il devenait inutile de renforcer un spectacle qui suffisait à lui seul à attirer la foule. D’un autre côté, l’opéra de M. Diaz, sans avoir les grandes proportions des œuvres de Meyerbeer, était assez long pour remplir la soirée toute entière, et la direction dut renvoyer la première représentation de Gretna Green après le départ de Faure et l’interruption forcée de l’opéra en vogue.

Les auteurs du ballet n’ont pas gagné à cette nouvelle combinaison : au lieu d’être joués au cœur de l’hiver, ils arrivent à la fin de la bonne saison, condamnés à compléter le spectacle avec le Trouvère ou la Favorite, dont le public est rassasié et qui, malheureusement, sont à peu près les seuls opéras qui puissent être représentés avec leur ouvrage. Il est bien question de remonter le Freischütz ; mais ce merveilleux chef-d’œuvre n’a jamais complétement réussi à l’Académie de musique, soit que le style spécial de cette partition ne puisse convenir aux artistes habitués au genre héroïque du grand opéra, soit que le cadre de notre première scène lyrique ne se prête pas au caractère intime que lui a donné Weber. Nous craignons bien que, cette fois encore, le Freischütz ne passe inaperçu à l’Opéra, et que, malgré le soin avec lequel il est monté, il ne soit pas un appoint suffisant pour réaliser les espérances que les auteurs de Gretna Green étaient en droit de concevoir. Il est bien regrettable que le répertoire de l’Opéra soit si pauvre en ouvrages de dimension moyenne, et que, presque toujours, les ballets soient précédés de pièces usées, abandonnées depuis longtemps par le public.

Cela est d’autant plus fâcheux, que le musicien qui consent à écrire un ballet ne doit pas compter sur les ressources ordinaires que procurent les autres genres d’ouvrages. Il ne peut avoir l’ambition de faire monter sa pièce sur les théâtres de province, et il doit borner ses prétentions à être entendu d’un public bien plus appréciateur des talents chorégraphiques des charmantes danseuses de l’Opéra, que de la valeur musicale de sa partition. Le rôle du compositeur est, en effet, secondaire dans un spectacle spécialement destiné au plaisir des yeux ; il ne vient qu’après le librettiste et le chorégraphe, dont il a eu à subir toutes les exigences.

On ignore généralement le pénible labeur auquel a été condamné pendant plusieurs mois le malheureux artiste chargé de composer la musique d’un ballet. Il travaille, pour ainsi dire, sous la dictée du chorégraphe, qui lui impose le plan, le mouvement et même le rythme des morceaux. Quand on songe aux entraves de toutes sortes qui viennent gêner l’inspiration du musicien, on ne peut s’empêcher d’être plein d’indulgence pour les banalités qu’on rencontre dans la plupart des ballets, et dont presque toujours la responsabilité incombe à celui qui a réglé la danse et la mise en scène.

À notre avis, cette façon de procéder est désastreuse. Autant il nous semblerait absurde qu’un librettiste fût obligé de prosodier des vers sur une partition d’opéra toute faite, autant nous trouvons ridicule qu’un compositeur doive inventer sa musique sur des pas réglés d’avance.

Pour notre part, ce système est absolument illogique. La nature même des deux arts le prouve. De même qu’on a parlé avant de chanter, il est bien certain qu’on a fait de la musique avant de danser, et que c’est le rythme musical qui a inspiré celui de la danse. Si, à l’envers de ce qui se pratique aujourd’hui, on suivait la marche qu’indique la simple raison, les ballets, au lieu de se ressembler tous, offriraient cette variété si précieuse qu’on remarque entre les différents ouvrages d’un autre genre. Ou ne retrouverait pas sans cesse les mêmes pas accompagnés des mêmes motifs ; l’individualité du musicien et celle du chorégraphe se feraient mieux sentir.

En laissant au compositeur le choix de ses mélodies, on lui permettrait de se présenter devant le public tel qu’il est, avec son tempérament spécial, et nul doute que lorsque ce serait un artiste de la valeur de M. Guiraud, il trouverait autre chose que ces valses, polkas et mazurkas, dont on commence à être si fatigué. Le chorégraphe, de son côté, au lieu de refaire toujours les mêmes pirouettes, s’inspirerait des rythmes fournis par le musicien, et inventerait du nouveau. Au lieu de tourner dans le même cercle, où l’a conduit sa paresse, il s’ingénierait à découvrir des effets inédits. L’art de la danse y gagnerait, et la musique n’y perdrait rien.

Ce n’est pas pour faire le procès à M. Mérante, que nous nous sommes étendu si longuement sur la nécessité de modifier les conditions dans lesquelles se confectionne un ballet. Nous aurions du reste mauvaise grâce à reprocher au nouveau maître de ballet de l’Opéra, ce qu’ont fait avant lui tous ses prédécesseurs. C’est justement parce que nous le croyons sérieusement épris de son art, que nous avons cru utile de lui signaler une voie qui, à notre avis, serait féconde en heureux résultats. Si la danse est tenue généralement en mince estime, c’est qu’elle est restée trop longtemps, stationnaire, et que, depuis Vestris, aucun progrès notable ne s’y est accompli.

M. Mérante, pour son début, n’a sans doute pas voulu changer les habitudes reçues ; mais tout en restant fidèle aux vieux errements, il a montré un goût parfait dans la composition de ses groupes, et dans la réglementation de ses pas. La scène du colin-maillard, entre autres, est charmante. Le divertissement est également réussi. Nous aimons moins l’arrivée des clans, qui termine la pièce. Cela sent un peu trop la Porte Saint-Martin ou la Gaîté.

La pièce de M. Nuitter a un grand mérite pour ce genre d’ouvrage : la clarté. Le forgeron Toby a une fille, Pretty, qui a un amoureux Williams. Chose étrange, Toby, qui marie chaque jour une demi douzaine de couples venant réclamer son ministère, ne veut point entendre parler de Williams pour gendre. Survient le fils du seigneur de l’endroit, un brillant officier, accompagné de Miss Angelica qu’il a enlevée, et dont il veut faire sa femme, malgré la volonté de son père. Toby revêt son écharpe, ou plutôt son plaid ; mais, par un caprice inexplicable, Miss Angelica ne peut se résoudre à observer la loi de Gretna Green, qui oblige la fiancée à demander la première le mariage. Devant ce refus, Toby déclare l’union impossible. Tout à coup les fanfares résonnent : c’est le duc, le père du jeune officier, à la tête de ses piqueurs, qui vient se reposer à l’auberge de Gretna Green. Les deux fugitifs ne savent comment lui échapper. Williams leur offre d’échanger leurs vêtements contre le sien et celui de Pretty : ils acceptent. Profitant d’un moment où Toby a un peu trop fortement fêté l’arrivée de son seigneur par de nombreuses libations, Williams et Pretty, revêtus de leurs nouveaux costumes, lui demandent de les unir. Toby, ne les reconnaissant pas, frappe sur son enclume le coup fatal, et ne s’aperçoit de son erreur que trop tard. Il se console devant les libéralités du duc qui dote les nouveaux mariés.

C’est, comme on voit, un cadre gracieux pour un ballet en un acte, qui prête aux splendeurs de la mise en scène par le lieu pittoresque de l’action et par la variété des costumes.

M. Guiraud – le début de notre article l’a fait pressentir – ne s’est pas montré, dans sa nouvelle partition, aussi original que dans celles qu’il a déjà données au théâtre. Nous en avons expliqué plus haut les motifs, et c’est moins à lui qu’on doit s’en prendre qu’au système déplorable qui force le musicien à suivre docilement les avis du chorégraphe. Cette réserve faite, nous devons dire qu’il est rare de rencontrer de la musique de danse aussi soignée, aussi savamment écrite, sans pour cela cesser d’être claire, agréable et rythmée. La valse de colin-maillard est une trouvaille, elle ne peut manquer de devenir promptement populaire ; le personnage de Toby est très heureusement tracé par une phrase caractéristique, qui revient plusieurs fois dans le courant de l’ouvrage.

Citons encore une jolie mazurka, une gigue endiablée, et la marche des clans, d’une couleur locale saisissante. La musique de scène est pleine d’intentions spirituelles ; nous avons remarqué l’heureuse réminiscence du motif de la Dame blanche « chez les montagnards écossais l’hospitalité se donne », au moment où Toby reçoit la bourse de deux amoureux qu’il vient de marier.

Mlle Beaugrand remplit le rôle de Pretty avec une grâce, un esprit, une verve incomparables. Elle a obtenu un véritable triomphe après sa variation, où elle a été rappelé par la salle toute entière.

Sous le gai costume de Williams, Mlle Fiocre est délicieuse de mutinerie et de malice. Il est impossible de mimer d’une façon plus expressive les moindres scènes, en évitant de tomber dans l’exagération des gestes, si fréquente chez les danseuses.

Mlle Bourgoin, un vrai type de keepsake, est pleine de distinction dans le personnage d’Angelica. C’est une Fenella toute désignée pour succéder à la charmante Mlle Fiocre, dans la Muette. Mlles Sanlaville et Pallier, sont ravissantes toutes deux dans leurs habits d’incroyable et de merveilleuse.

Nous avons retrouvé dans le divertissement ces deux charmantes ballerines, où elles ont partagé le succès avec Mlles Parent, Fatou, Vitcoq, Valain et Ribet. Nos compliments aussi à Mlles Montaubry, Piron, Invernizzi et Stoïkoff, qui portent, avec une crânerie tout à fait divertissante, la claymore et le bouclier des chefs de clans.

M. Berthier a fort bien composé le personnage comique de Toby, et M. Pluque a l’aisance princière d’un gentilhomme du bon vieux temps.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Lucia Pasini (12 mai 1873). Revue musicale. Les fours noirs. Consulté le 19 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/uq9m


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