par Arthur Pougin
dans Le Soir du 2 janvier 1874
Le mouvement musical, qui continue d’être très actif à Paris, le serait bien davantage encore si les efforts de nos artistes étaient encouragés comme ils le méritent, au lieu d’être entravés par l’inertie, involontaire ou calculée, des grandes administrations théâtrales. En ce qui concerne ses rapports avec le théâtre, la musique, en effet, est loin d’avoir à se féliciter de la situation que lui font les hommes et les événements. L’administration supérieure, sourde aux trop justes doléances de nos artistes, n’a pas encore trouvé un moyen de hâter la reconstruction du Théâtre-Lyrique, détruit depuis 1871, et la disparition de ce théâtre si utile se fait cruellement sentir, en les privant d’un débouché essentiel et considérable. En fait de scènes lyriques d’un rang élevé, nos compositeurs n’ont donc plus à leur disposition que l’Opéra-Comique, théâtre placé malheureusement en des mains qu’on peut justement appeler inhabiles, et qui, manquant complément à sa mission, semble beaucoup disposé à éloigner et à dégoûter les artistes qu’à les attirer et à les accueillir, comme ce serait son devoir. Quant au Théâtre-Italien, il est, de sa nature, complètement inutile et nul au point de vue de la production nationale.
L’Opéra, détruit dans les derniers jours d’octobre, a donné en 1873, dans le cours des dix mois à peu près pleins qui constituent son exploitation, deux ouvrages nouveaux: la Coupe du roi de Thulé, opéra en trois actes, de M. Eugène Diaz, qui avait été couronné au concours de 1867, et Gretna Green, ballet en un acte, musique de M. Ernest Guiraud. C’est peu, sans doute ; mais, pour un théâtre aussi difficile à mettre en mouvement, c’est encore quelque chose. Mais que dire de l’Opéra-Comique, qui pourrait facilement monter quinze ou vingt ans par an, et qui, dans le cours de cette année, n’a pas trouvé moyen de faire plus que l’Opéra, et a donné, lui aussi, deux ouvrages nouveaux, formant un total de quatre actes seulement : Le Roi l’a dit, de M. Léo Delibes, et les Trois Souhaits, de M. Ferdinand Poise ? Ce théâtre n’a même pu parvenir à donner avant la fin de l’année le Florentin de M. Charles Lenepveu, ouvrage couronné, lui aussi, au concours de 1867.
C’est donc sur les scènes secondaires que ceux de nos musiciens qui veulent travailler sont tenus de se réfugier ; le malheur est que presque chacune de ces scènes est en quelque sorte inféodée à un seul compositeur et, partant, inaccessible à tous les autres. C’est pourtant là, en somme, que la production est le plus vivace, parce que les petits théâtres, n’ayant point une subvention pour les soutenir, sont tenus de travailler sans cesse pour attirer le public. C’est ainsi que les Bouffes-Parisiens et l’Athénée, les plus laborieux d’entre tous, ont produit cette année, le premier treize, le second douze actes nouveaux. Et l’on remarquera que ces théâtres ferment généralement leurs portes pendant deux ou trois mois d’été.
Au reste, nous n’avons à signaler, pour cette année, aucun grand succès musical sur aucun théâtre. Il faut faire une exception pour la Fille de madame Angot, qui a amené ce fait, peut-être unique dans les annales dramatiques, d’une pièce ayant atteint sans interruption sa trois-centième représentation, et courant, sur les ailes d’une vogue qui semble inépuisable, après la quatre-centième. On doit signaler aussi le grand accueil fait à la Jeanne d’Arc de la Gaité ; mais celle-ci n’est pas une œuvre musicale proprement dite, et le nom de M. Gounod ne peut que seconder le succès du drame M. Jules Barbier, sans se flatter de l’avoir déterminé.
En dehors du théâtre, le mouvement musical a été important et plein d’intérêt, ce qui prouve que les mœurs artistiques de la France ont bien changé, puisque naguère nos musiciens n’avaient point de recours envers le public en dehors de la scène. Nos entreprises de concerts sont toujours florissantes, et continuent d’attirer la foule : la Société des concerts du Conservatoire, les Concerts-Populaires, le Concert-National ne cessent de voir affluer le public, et font d’ailleurs tous leurs efforts pour lui plaire. Cette dernière entreprise est tout particulièrement intéressante, en ce sens que c’est elle surtout qui encourage nos jeunes musiciens et leur donne la plus large hospitalité : c’est au Concert-National qu’on a pu entendre, cette année, le beau drame sacré de M. Massenet, Marie Magdeleine, le jolie oratorio de M. César Frank, Rédemption, et diverses compositions vocales ou symphoniques de MM. Édouard Lalo, Saint-Saëns, Théodore Dubois, etc.
Il nous faut enregistrer encore les manifestations particulières, telles, par exemple, que les magistrales exécutions du Messie, de Hændel, données par M. Charles Lamoureux, et qui viennent d’obtenir un si grand succès. Rappelons aussi les auditions de grandes œuvres à la fois symphoniques et vocales données par leurs auteurs : M. Émile Guimet (le Feu du ciel), M. Prévost-Rousseau (les Songes), M. Wekerlin (l’Inde), etc.
L’art musical a fait cette année des pertes regrettables. Nous citerons seulement quelques noms, car le nécrologe de 1873 serait long et laborieux à dresser : George Hainl, chef d’orchestre de l’Opéra ; Alexis de Castillon, jeune compositeur plein d’avenir ; le violoniste Léon Lacieux ; Schæffer, le chef si distingué de la maison Érard ; Poëncet, ancien violoncelle-solo des Concerts Populaire ; le prince Joseph Poniatowski, sénateur du second empire, auteur d’un assez grand nombre d’opéras ; Miolan, organiste, frère de Mme Carvalho ; Mme Guy-Stéphan, la célèbre danseuse…
Les publications musicales ou relatives à la musique ont été nombreuses, comme d’ordinaire. Il serait impossible de tout rappeler ; citons rapidement le recueil des Mélodies de M. Vaucorbeil ; les Symphonies, réduites pour le piano, de MM. Samuel David, Widor, Victorin Joncières ; les Mélodies de M. Victor Massé ; les Joyeusetés de bonne compagnie de M. Émile Pessard ; le Poème pastoral de M. Massenet…
Au point de vue de l’enseignement, signalons les ouvrages suivants : Traité de l’expression musicale, par M. Mathis Lussy ; Instrumentation et Orchestration, par M. Vialon ; la Mélodie, par M. G. Duprez ; Du Principe essentiel de l’harmonie, par M. Alexandre Marchand ; École primaire de chant choral, par M. Louis Dessane ; Traité de l’organisation des Sociétés musicales, par M. P. Clodomir.
Pour les ouvrages littéraires relatifs à la musique, il faut citer : Histoire de la musique dramatique, par M. Gustave Chouquet ; Curiosités musicales, par M. Deldevez ; Un Musicien en vacances, par M. Eugène Gautier ; la Musique chez les Juifs, par M. Ernest David ; l’Opéra en 1788, par M. Adolphe Jullien ; la Musique et les Philosophes, par le même ; Esquisse sur Richard Wagner, par M. Charles Grandmougin ; Grimm et la Musique de son temps, par M. Jules Carlez ; Auber, ses commencements, les origines de sa carrière, par M. Arthur Pougin ; la Musique dans la nature, par M. Henri Lavoix ; À propos de l’exécution du Messie de Haendel (par M. Arthur Pougin) ; les Compositeurs chefs d’orchestre, par M. Charles Dancla ; Musique et Musiciens, par M. Guy de Charnacé. Ajoutons que l’année 1873 a vu naître le plus splendide journal musical que la France ait jamais possédé, la Chronique musicale, dont le premier numéro a paru le 1er juillet, sous la direction de M. Arthur Heulhard.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Lucia Pasini (2 janvier 1874). L’Année musicale. Les fours noirs. Consulté le 8 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/uqa0